Qu'est-ce que la Société de l'Information ?




Au préalable à tout commentaire, il est souhaitable de présenter ce qu'est la Société de l'Information. Cet objet protéiforme oblige à certaines simplifications, à ne dégager que les analyses communes, sous peine de devoir rapporter les mille et une versions de la Société de l'Information qui ont vu le jour sous les plumes les plus divers, Bill Gates, Al Gore, Jacques Attali ou Pierre Lévy, ou encore dans les multiples instances nationales et internationales. Il s'agit donc de rappeler sous forme synthétique la trame de cette société telle qu'on nous la prédit 1. C'est le modèle présenté ci-dessous qui fera référence dans ce mémoire et sera appelé Société de l'Information.

Il faut néanmoins rappeler, que cette présentation de la Société de l'Information ne reflète pas notre opinion.

Les notes renvoient à différents commentaires de notre part. Cette présentation n'est ici rappelée qu'à titre indicatif et pratique, pour bien se remémorer les traits généralement présentés de la Société de l'Information.



I. Les défis de la société de l'information.


Le concept de société de l'information n'est pas nouveau : dès 1948, l'Américain Norbert Wiener, pronostiquait l'avènement de la société de l'information, en insistant sur l'idée de la circulation de l'information comme condition nécessaire à l'exercice de la démocratie. Mais si la notion n'est pas nouvelle, le développement foisonnant des réseaux et des nouveaux services qui y sont associés (les "autoroutes de l'information ") donne enfin corps à cette prédiction. Peut-être même sommes-nous déjà entrés de plain-pied dans cette société et faisons-nous tous les jours, tels de M. Jourdain numériques, de la société de l'information sans le savoir...

Qu'est-ce donc que la Société de l'Information ? Il s'agit d'une société dominée par l'immatériel, où le savoir et la flexibilité seront des éléments déterminants, et entraîneront des mutations fondamentales qui sont autant de défis.

Les mots-clés, immatériel, savoir, flexibilité et mutations, sont ceux que l'on retrouve généralement dans toute analyse ou prédiction sur la Société de l'Information.


L'immatériel.


Le constat a été fait que la société de l'information reposera sur une grande convergence entre l'informatique, les télécommunications et l'audiovisuel. Cette convergence est elle-même rendue possible par la numérisation de l'information, quelle qu'elle soit : son, image, texte. Grâce à la numérisation, c'est-à-dire la traduction en langage binaire, sous forme de + ou de - électroniques, de toute information, rien ne distingue plus sur les lignes téléphoniques reliant entre eux les ordinateurs du monde entier, une image télévisée d'un fichier informatique ou d'une conversation téléphonique. Chaque objet, chaque produit, livre, musée, monument, a ou aura son "double numérique ".

A la clef, il y a évidemment d'immenses enjeux économiques : dans un rapport d'octobre 1995, l'OCDE nous dit que pour chaque millier de dollars dépensés dans le monde, cinquante neuf concernent directement ou indirectement la sphère de "l'infocommunication ", c'est-à-dire la sphère de l'informatique, des télécommunications et de l'audiovisuel.


Le savoir.


Schématiquement, sont utilisés les termes de contenu pour décrire les enjeux industriels, celui d'information pour évoquer le micro-économique, c'est-à-dire la compétitivité des entreprises, et celui de savoir pour décrire les conséquences sociales et culturelles de la société de l'information.

Sur le plan industriel, le rôle déterminant du contenu est constaté dans les grandes manœuvres d'intégration verticales ou horizontales existantes depuis 3 ou 4 ans.2
Les interventions ont fait apparaître les fortes "synergies de portefeuille " entre les différents acteurs du multimédia, certains finançant le développement du secteur alors que d'autres garantiront à terme un retour sur investissement. Les futurs acteurs industriels de la société de l'information ont ainsi des compétences complémentaires, mais aussi et surtout des besoins complémentaires qui expliquent la logique effrénée des grandes alliances ou d'intégration au sein de grands groupes allant du logiciel au domaine de l'électronique en général, en passant par les diffuseurs.

Simultanément enfin, de nombreuses autres professions s'intéresseront aux nouveaux marchés du numérique, ne serait-ce que pour ne pas s'en faire déloger par d'autres qui, "captivant " les clients potentiels, seraient tentés de leur proposer des services complémentaires. Les banques, les compagnies d'assurances, notamment, seront contraintes d'offrir des services en réseau, sauf à laisser entrer sur ce créneau les opérateurs ou les fournisseurs de services à valeur ajoutée.

Sur le plan micro-économique, le rôle pour la compétitivité des entreprises, de "l'information juste à temps " est jugé déterminant. La migration des entreprises vers le monde des réseaux paraît inéluctable, et se fonde sur un raisonnement économique simple. Des quatre flux qui structurent toute relation commerciale, trois au moins seront bientôt totalement assurés par voie électronique :

  • flux d'information aboutissant à la décision d'achat (catalogues électroniques, télé-achat.. )
  • flux financiers ou monétaires de règlement de l'achat (monnaie électronique, télépaiement...)
  • flux administratifs liés à la réalisation de l'achat (édition de documents informatisés... )

La seule exception à la dématérialisation des flux restera celle des flux physiques, c'est-à-dire la livraison des marchandises, en attendant bien sûr l'avènement de la "télétransportation " si chère au capitaine Kirk et à Monsieur Spock dans Star Trek...

Les entreprises qui prendront à temps le train de la société de l'information seront à même de recalibrer leurs niveaux de productivité en réduisant le temps et les coûts liés aux transactions commerciales (transport, stockage, distribution, administration). Parallèlement, leur réseau interne d'échange d'informations se calquera sur le modèle d'internet, avec une architecture multimédia. C'est ce qu'on appelle aujourd'hui l'"intranet", qui est un peu moins qu'internet (car l'intranet est en principe coupé du monde extérieur pour des raisons de sécurité).

Ainsi, devant combiner vision à long terme et rapidité d'exécution dans la stratégie, efficience et flexibilité dans la production, soumises aux mutations technologiques et à la mondialisation de l'économie, la nouvelle entreprise devra se "reconfigurer " (terme informatique par excellence) en tirant parti des réseaux numériques de la société de l'information, pour aboutir au modèle "toyotiste " d'une "production de masse sur mesure ".

Sur le plan social, deux changements fondamentaux sur le rôle du savoir sont esquissés :
Jusqu'à présent, un certain nombre de points d'étranglement liés aux systèmes de communication, et de traitement de l'information réservaient l'utilisation intensive du savoir à une élite. L'information était en quelque sorte monopolisée, diffusée du haut vers le bas par les élites, les groupes de presse, les mass-média3. Dans la société de l'information, tout un chacun pourra désormais disposer d'agents de connaissance, de documentalistes virtuels, capables d'écrémer l'information sur les réseaux numériques, pour un coût avoisinant celui de l'électricité4.

De même qu'il y a eu depuis deux siècles des révolutions dans le domaine de l'égalité des droits, nous vivrons sans doute dans les années à venir une révolution fondamentale, celle de la réduction des inégalités devant le savoir, par la mise à disposition publique d'informations de bonne qualité à un coût très bas. On passe en quelque sorte d'une ère où l'évolution était chère, parcellaire, passive et canalisée, à une ère où l'information sera abondante, instantanée et peu coûteuse 5.

Second changement sur le plan du savoir : la société de l'information ne sera pas seulement synonyme d'ouverture d'esprit grâce aux sources infinies de documentation pouvant être consultées 6 ou d'élargissement des occasions de contact avec autrui dans le monde (e-mail). Son développement préfigure également une nouvelle forme de communication où chacun pourra apporter aux autres ses propres connaissances 7.

L'axiome fondateur d'internet est "si tu ne sais pas, demande ; si tu sais, partage ". Bien entendu, il ne faut pas exagérer la portée immédiate de cette évolution. Les débuts de la CB, des radios locales ou du Minitel ont vu célébrer, souvent hâtivement, le renouveau de la démocratie grâce à la prise de parole quasi instantanée, et la régénération du lien social. Mais enfin, puisque nous parlons de société avant de parler d'information, nous avons sans doute là, et sans que les NTIC (Nouvelle Technologies de l'Information et de la Communication) excitent exagérément les imaginations, un moyen de faire naître des solidarités nouvelles entre les individus.


La flexibilité.


Nous allons nous mouvoir dans une société où les besoins de formation vont croître exponentiellement dans une économie8 où la valeur ajoutée est de plus en plus produite par les savoirs, les nouveaux métiers et le recyclage permanent. Bref, la société de l'information sera en même temps une "learning society ", une société où la mobilité, la flexibilité face au changement et l'apprentissage permanents seront pour l'individu des facteurs clé de succès.

Flexibilité pour les individus, mais aussi pour les organisations : les conditions nouvelles de la production imposeront – imposent déjà - des modèles d'organisation plus décentralisés et flexibles, avec des groupes de travail ponctuels, fonctionnant comme un tout cohérent et prêts à se dissoudre une fois le projet commun accompli (et c'est là tout l'enjeu des techniques de groupware - travail coopératif en groupe 9). Il faudra que les chefs d'entreprise s'adaptent à un nouveau rôle de "chef d'orchestre ", c'est-à-dire soient prêts à animer, hors du modèle hiérarchique traditionnel, des équipes réduites où chacun sait jouer sa partition et est parfaitement qualifié.

En France, il est apparu que la culture administrative française reste profondément littéraire et juridique, réfractaire à la technologie, souvent encore considérée comme d'essence inférieure ou comme une question d'intendance dont les services informatiques doivent faire seuls leur affaire.
Il est pourtant désormais clair que ceux qui, organisations ou individus, négligeront les nouveaux champs de possibilités et de compétition qu'ouvre la société de l'information, prendront le risque de sacrifier leur avenir ou celui de leurs successeurs. C'est déjà le cas des individus qui risquent de basculer dans la vitesse réduite du développement s'ils ne font pas l'effort d'une mise à jour permanente 10.
Les États n'échapperont pas à ce dilemme : s'adapter rapidement aux conditions nouvelles de la société de l'information ou dépérir progressivement.11

Car les administrations s'adresseront, même dans leurs responsabilités les plus proches du terrain, à des entités qui se dilueront dans le virtuel. La dématérialisation de l'information, l'universalisation des acteurs et la mondialisation des flux économiques exigeront - exigent déjà - des instruments d'identification, de dialogue, voire de contrôle, adéquats.
D'autant plus que du point de vue des citoyens déjà "connectés ", la confrontation avec des administrations engluées dans le papier apparaîtra vite comme une provocation. La société de l'information imposera de nouvelles modalités d'échange et de communication (messagerie, forums en ligne, édition électronique) dont il sera difficile de se tenir à l'écart. Et les entreprises qui pourront délocaliser leurs activités dans des environnements administratifs plus performants, n'attendront pas longtemps pour rejoindre de tels "paradis cybernétiques" 12...

Fuite de la matière imposable, alors que persisteront pertes en ligne de toute nature dans les circuits de dépense faute de savoir mieux utiliser les systèmes d'informations existants pour gérer les flux correspondant aux grandes politiques publiques (protection sociale, santé...) : les États à la traîne de la société de l'information ne disposeront plus, dans un futur proche, que de moyens réduits à peau de chagrin pour assurer, coûte que coûte, un service minimum au profit des citoyens les moins solvables, là où l'urgence des besoins continuera à l'exiger.


Les mutations.


L'emploi : on constate que les NTIC amèneront un processus de destruction/création d'emplois avec une certitude, c'est que les pertes d'emploi sont plus prévisibles que les gains, tout simplement parce que le mouvement de destruction est déjà perceptible avec les délocalisations d'emploi (et les exemples de la télésaisie à Hong Kong, de Swissair télétraitant son système de réservation en Inde ou de Siemens faisant sa télémaintenance informatique aux Philippines, montrent bien que la brèche est déjà largement ouverte).

L'idée a également été avancée que les conséquences des NTIC sur l'emploi, comme pour toute avancée technique, résulteront d'un solde. Celui-ci sera le résultat d'une course de vitesse entre le dégagement de main-d'œuvre lié aux gains de productivité, et l'accroissement des débouchés pouvant résulter d'une compétitivité ainsi améliorée. Or si le premier effet est certain, et à court terme, le second reste conditionnel et plus lent à réaliser, car l'informatique communiquante reste un investissement au second degré, moins rentable par ses effets propres, immédiatement visibles, que par sa capacité à valoriser les autres investissements.

Bien entendu, un constat plus optimiste a été fait sur le fait que les NTIC vont aussi engendrer de nouvelles activités à valeur ajoutée, qui vont de l'édition électronique aux services professionnels dans la communication, mais d'une part, les soldes nets n'auront pas de valeur, car ceux qui perdront leur emploi (cadres et employés de la banque, de la distribution, des assurances...) ne seront pas automatiquement ceux qui retrouveront un emploi, et d'autre part, il faudra gérer le facteur temps, c'est-à-dire le décalage entre la destruction et la création d'emplois 13.

Deuxième mutation, liée à l'emploi, ou plutôt aux nouvelles formes d'emploi engendrées par les NTIC, ce sera l'impact sur l'aménagement du territoire.

Après tout, le train a mis en quelque sorte les villes en réseau, l'automobile a accompagné la péri-urbanisation, le téléphone a permis le développement des gratte-ciel, non pas physiquement, mais fonctionnellement (car il aurait été impossible autrement de gérer l'engorgement aux ascenseurs des messagers humains nécessaires à la transmission des messages d'un étage à l'autre).
Avec les NTIC, avec le télétravail, il est possible que la concentration urbaine ne soit plus une condition de la viabilité économique des entreprises. Finalement, du pigeon voyageur à l'aéropostale, des nuages de fumée au télégraphe puis au téléphone, les hommes n'ont cessé de lutter contre la distance et le temps pour se transmettre de l'information. A présent, peut-être bien que grâce à l'internet et aux progrès de la robotique, la présence physique du travailleur aux côtés de l'objet de son travail deviendra de plus en plus superflue (après tout, les contrôleurs aériens ne voient pas physiquement les avions qu'ils dirigent), et peut être bien qu'à l'avenir, on finira par mettre les villes à la campagne 14...

Troisième mutation, c'est l'émergence de modèles économiques inédits, fondés non plus sur la rareté des facteurs de production que nous connaissions à l'époque industrielle (la terre, le travail, le capital, les matières premières sont des ressources finies), mais au contraire sur l'abondance de ce nouveau facteur de production qu'est l'information. Abondance puisque grâce à la numérisation, l'information est caractérisée par deux fonctions importantes qui sont la possibilité de reproduction infinie et sa mise à disposition instantanée grâce à la transmission par les réseaux.

Modèle économique inédit également, car le constat a aussi été fait qu'il n'y aura plus obligatoirement de relation entre taille d'une entreprise, domination sur le marché et production de richesses : après tout, Bill Gates est devenu l'homme le plus riche des États-Unis alors que Microsoft ne comporte guère que quelques milliers de salariés dans le monde.

Modèle économique inédit enfin parce qu'il faudra bien trouver des moyens de facturer l'information sur les réseaux : combien coûtera le gigabit d'information, faudra-t-il une nouvelle monnaie électronique circulant sur les réseaux (avec tous les problèmes qui s'ensuivront pour les banques centrales qui auront bien du mal à classer le "cash électronique" parmi leurs agrégats ?

Quatrième et dernière mutation : l'apparition d'inégalités nouvelles face ou à cause des NTIC :

  • inégalités d'abord face aux NTIC, liées au niveau de vie et à l'éducation. Le constat a été fait que des formes d'exclusion culturelle surgissent toujours quand le niveau de connaissances requises pour maîtriser les outils du savoir s'élève. Et des nouvelles formes d'illettrisme, d'analphabétisme fonctionnel vont surgir, et créeront un fossé entre "inforiches " et "infopauvres".

  • inégalités géographiques également. D'abord entre le nord équipé et le sud sous-équipé, mais aussi au sein du monde industrialisé. Il faut beaucoup insister sur la domination de l'anglais, nouvelle langue véhiculaire des réseaux.



II – Relever les défis :


Quelles sont les pistes ? On peut dégager des débats une sorte de "policy-mix " qui s'ordonnerait ainsi : un peu de régulation, beaucoup d'éducation, énormément d'ambition.


Un peu de régulation.


Un peu de régulation et non pas beaucoup, car l'accord est entier sur le fait que le continent européen par exemple, est déjà suffisamment entravé par les rigidités héritées du passé pour le surdéterminer par de nouvelles contraintes.
Un peu de régulation tout de même, d'abord pour assurer le respect des règles minimales de concurrence, et sans doute d'ailleurs pourra-t-on utiliser les instruments qui existent déjà plutôt que d'en inventer de nouveaux ; un peu de régulation également pour que l'accès au service universel soit respecté ; un peu de régulation enfin pour que le consommateur soit protégé. Le consommateur, c'est-à-dire la demande : là encore, un consensus a été dégagé pour souligner que la régulation ne doit pas se confondre avec la protection outrancière des offreurs, des champions nationaux.
Régulation minimale également pour ce qui est de la circulation des contenus dans la société de l'information. La crainte a été exprimée que par un remodelage incessant des limites de quantité et de vitesse de circulation des données, la société de l'information ne déclenche une prolifération incontrôlée et anarchique des sources d'information.
Et parce que la technologie évolue beaucoup plus vite que la société et qu'on commence à peine à considérer la société de l'information comme un espace, sans plus la réduire aux instruments de communication qui la maillent, il y aura - il y a déjà – des pressions considérables pour en réglementer le contenu, au risque d'en brider le potentiel considérable. Or, malgré toutes leurs limites, les NTIC offrent aujourd'hui un espace global de liberté. Laisser aux procureurs ou aux fonctionnaires la possibilité de décider si une information y est "convenable ", "indécente ", "cybernétiquement correcte " ou non, revient à détruire cet espace. Il est clair que les réseaux de communication ne peuvent se situer au-dessus des lois au prétexte qu'il s'agit d'un espace de communication. Mais si réglementation il doit y avoir, elle ne devra pas introduire de limitation inutile des libertés et être la plus indolore possible 15.

Aucun chirurgien ne se permettrait d'amputer un bras pour soigner une phalange malade. Les États devront trouver des formes de régulation à la fois techniquement réalistes et socialement acceptables, reposant en premier lieu sur le libre arbitre des usagers des réseaux, aidés en cela par la technique elle-même (des logiciels permettent d'ores et déjà d'écrémer sur les réseaux les informations jugées indésirables), sans recourir à des formes de censure par essence forfaitaires, rigides et indiscriminées.


Beaucoup d'éducation.


Le constat est fait du fossé existant entre une école qui fonctionne encore selon une architecture pyramidale et centralisée, déconnectée des nouveaux savoirs, qui aggrave les rigidités au lieu de favoriser les changements, et les conditions nouvelles qui surgissent de la société de l'information.
La société de l'information sera dès lors le moteur d'un nouvel "impératif catégorique pour le gouvernement français, comme d'ailleurs pour tout gouvernement : de la même façon que la IIIème République a promu en France l'instruction obligatoire et universelle au monde de l'écrit, il faudra des "hussards noirs du multimédia " pour acclimater les écoliers à l'univers numérique.

Bien sûr, toutes les avancées dans la pédagogie interactive ne remplaceront jamais l'appétit pour le savoir, qui reste l'enjeu fondamental de toute ambition éducative. Mais l'accès dès l'école primaire à des enseignements sous une présentation multimédia (via les CD-ROMS ou via l'internet), aiderait à familiariser les élèves à l'accès interactif à l'information. Cet accès réduirait le risque "d'analphabétisme fonctionnel " auquel expose l'élévation continue du niveau de connaissances requises pour vivre en accord avec les conditions de la vie moderne.
Plus ambitieusement, et quand bien même l'interactivité ou toute autre avancée dans l'acquisition ludique de connaissances ne dispenseront jamais de l'apprentissage des bases d'une culture solide ou du travail personnel, cet accès permettra de démocratiser de nouvelles pratiques culturelles auprès des jeunes générations.
Plus utopique enfin, la pratique du multimédia ou des réseaux à l'école, par sa capacité à faciliter chez les élèves une mémorisation à la fois textuelle, visuelle et auditive, pourra aider à transformer les actuels "exclus de l'écrit " en "élus de l'écran " 16.


Énormément d'ambition.


La société de l'information engendre un devoir d'ambition pour les États européens. Car nos États, par l'importance des moyens dont ils disposent encore peuvent et doivent faire plus, face à la révolution numérique, que simplement s'adapter pour assurer leur propre survie. Ils doivent donner l'exemple, en se faisant "opérateur " sur les nouveaux réseaux de communication : utilisateurs des réseaux mais aussi pourvoyeurs d'information.

L'Etat utilisateur.

Toute administration traite de l'information : c'est son métier. Il serait donc paradoxal qu'elle ne s'équipe pas elle-même des outils les plus performants en ce domaine. Pourtant, en France comme ailleurs, pour des raisons liées aux enjeux de pouvoirs ou tout simplement à l'ignorance, de multiples paravents sont dressés pour freiner l'évolution vers la mise en réseau des administrations, la suppression progressive des formalités ou des rigidités administratives, ou encore la mise en place de nouveaux outils d'aide à la décision.

Il faudrait que les ministres, en charge de la modernisation organisationnelle et technologique de leurs administrations, témoignent d'une grande ambition pour surmonter les alibis dilatoires tirés des problèmes de sécurité informatique, réels mais surmontables, des incertitudes pesant aujourd'hui sur le contenu des missions du service public, ou encore du climat de récession s'accompagnant d'une exceptionnelle rigueur budgétaire.

Pour lever les appréhensions et les doutes, les grandes administrations devront afficher la volonté d'expérimenter les NTIC selon les axes suivants :

  • à chaque agent sa station de travail en ligne. Utopique il y a encore quelques mois, cette orientation paraît aujourd'hui simplement réaliste. L'ordinateur relié aux réseaux nationaux et internationaux est à présent aussi indispensable que le téléphone ou la télécopie quand les entreprises privées, mais aussi les autres administrations, outre-Atlantique ou internationales (FMI, Banque mondiale, OCDE... ), équipent en masse leurs propres agents.

  • des intranets administratifs. Déjà répandus dans les entreprises privées, ces réseaux sont indispensables pour lutter contre les cloisonnements administratifs de toutes sortes, conscients ou involontaires. Il faut tirer parti des possibilités de communication multidirectionnelle offertes par les réseaux pour rétablir entre les directions administratives des relations de travail plus horizontales, là où les pesanteurs héritées du passé ont sédimenté des verticalités néfastes 17.

L'Etat pourvoyeur.

  • L'Etat devra d'abord se faire le pourvoyeur sur les réseaux de sa propre production Parce que nul n'est censé ignorer la loi, l'impératif absolu de toute administration démocratique est d'informer objectivement le public. Les ressources offertes par les réseaux de la société de l'information (hypertexte, instantanéité de la communication), pourront redonner enfin sens à cet adage juridique maltraité par l'inflation normative que connaissent tous les États avancés.


  • L'Etat devra se faire également pourvoyeur de services renouvelés au public Il ne suffira pas aux administrations de mettre en place sur l'internet de luxueuses vitrines présentant les organigrammes décrivant leurs organisations, pour s'exonérer de leur devoir de simplification auprès du public. Les citoyens de la société de l'information 18 demanderont à être traités par le fisc ou la Sécurité Sociale aussi bien que par leur banque ou leur compagnie d'assurance.
    Parce qu'ils demandent déjà aux administrations de leur apporter une gestion quotidienne aussi efficace que celle des grands services privés, il faudra mettre rapidement en place une harmonisation et une simplification des procédures administratives dans le cadre d'un "guichet unique " administratif.
    Supprimer les errances hasardeuses d'un guichet physique à un autre, rompre avec les complexités, déroutantes pour les plus petits acteurs économiques, des procédures lentes ou complexes d'administrations éclatées ou mal coordonnées, généraliser les possibilités pour l'Etat d'émettre des actes individuels (permis de construire, passeports, permis de conduire... ) sont des pistes à explorer rapidement. Accélération des délais d'examen, diminution des coûts, accroissement de la transparence et meilleure "lisibilité " de l'action publique : tous ces avantages seront cumulatifs, conduisant, si le changement est bien mené, à une spirale vertueuse de la simplification administrative 19.


Conclusion :


La société de l'information existe : ceux qui naviguent aujourd'hui sur les réseaux informatiques tels l'internet l'ont rencontrée. Cette société repose d'abord sur la technique : informatique communiquante, numérisation ou digitalisation, réseaux multimédias en sont les piliers.
Toutes ces techniques sont a priori neutres 20 : elles ne prédisposent pas forcément à l'aggravation du chômage, à l'émergence d'idéologies douteuses ou à la domination sans partage de telle ou telle langue ou de tel ou tel acteur économique.
Mais ces outils sont avant tout en quête de configuration. C'est sans doute pourquoi il faut se rappeler que dans le terme "société de l'information ", il y a d'abord le mot "société " c'est-à-dire une aspiration partagée à vivre ensemble et à communiquer.




Après ce discours synthétique présentant la Société de l'Information, et qui, nous tenons à le rappeler, ne reflète aucunement nos opinions mais permet de rassembler les traits les plus caractéristiques prêtés à la Société de l'Information, il est nécessaire de connaître quelques outils conceptuels que nous allons parfois utiliser dans ce mémoire.

III. Quelques outils conceptuels.


Avec ce modèle type de Société de l'Information qui appellera selon les auteurs quelques infléchissements selon leur sensibilité et leur vision 21, nous voudrions préciser quelques notions. En effet un problème de vocabulaire surgit lorsque l'on veut s'attaquer à un sujet assez neuf. Il vaut donc mieux définir sommairement les grilles d'analyse utilisées afin de ne pas tomber dans la confusion des termes.
Ainsi, le fait de dire que le réseau est un nouvel espace oblige à définir ce champ.
Pierre Lévy 22 définit ce qu'il appelle des espaces anthropologiques, différentes conceptions partagées du monde : la Terre, le Territoire, l'Espace des marchandises et enfin un dernier qu'il avoue être une utopie en formation, l'espace du savoir.
L'opposition cyberespace/ biosphère est également utilisée pour définir la spécificité du cyberespace, en tant qu'immatérialité.

Puisque le domaine est neuf et que les grilles d'interprétation sont légion, ajoutons en une à la liste. Il est parfois vrai que les conclusions d'une étude ne font que refléter les grilles de lecture utilisées, cependant il est nécessaire d'avoir des concepts adaptés à notre propos.

Nous utiliserons donc un triptyque fonctionnel Nature / Territoire / Réseau, la majuscule n'étant là que pour bien marquer que le mot est utilisé dans cette acception.
La Nature est l'espace des forces naturelles : tectonique, météorologique, lumière solaire, gravité terrestre, etc. bref, toutes les forces physiques qui façonne notre planète.
Le Territoire est l'espace physique approprié par l'homme. Cela peut bien entendu inclure des forces naturelles domestiquées (le feu de la cheminée) ou encore des créations propres à l'homme que l'on ne peut trouver dans la Nature (une BMW par exemple). Dans cette optique, l'histoire technique semble être une inexorable territorialisation de la Nature. Mais ces deux "espaces " peuvent se superposer. Le moulin à vent est une "territorialisation " du vent, il n'empêche que le vent reste un attribut de la Nature même si dans certaines conditions (utilisé par un moulin), il peut être du Territoire. Le Territoire est l'empire de l'Homme.
Enfin le Réseau, ce dernier est ce que d'autres ont nommé cyberespace. C'est l'empire des signes numériques immatériels. Ce par quoi arrive la Société de l'Information. Si on devait représenter ce triptyque ce serait plutôt un continuum qu'une franche séparation entre ces trois espaces. La Nature ne rentre bien évidemment pas dans notre sujet.


La Société de l'Information semble être l'adaptation du Territoire au surgissement de ce nouvel espace qu'est le Réseau. Ce dernier dominant de plus en plus le Territoire comme jadis le Territoire a dominé la Nature quand l'homme s'est mis à défricher la terre et à dompter les rivières.
Leurs relations réciproques entre Territoire et Réseau sont les règles façonnant cette Société dite de l'Information, comme les saisons de la Nature façonnèrent jadis la société agricole.




Notes du chapitre 1.


1.Cette synthèse est principalement basée sur celle de Gilles BAUCHE faite à l'occasion des travaux de la conférence "la Société de l'Information : menace ou opportunité pour l'Europe ? " organisée par l'Institut Aspen France à Lyon du 9 au 12 mai 1996.

2.Il faut néanmoins relativiser ce mouvement. Voir par exemple la vente de Polygram par Philips qui contredit cette analyse.

3.Sur les différences entre modèles radiophonique, téléphonique et informatique, voir chapitre 3.

4.On notera tout de même que dans cette optique, il y a une égalité de terme entre savoir et sélection de l'information.

5.Voir chapitre 3 et la nécessité des hiérarchies, a priori ou a posteriori de la diffusion de l'information.

6.Sur ce déterminisme, voir chapitre 2 et l'idéologie saint-simonienne.

7.Reste à savoir si la possibilité sera concrétisée.

8.Cf. conclusion

9.On notera les néologismes anglicisants souvent abusifs. Quelle différence entre le " groupware ", travail coopératif de groupe, et le travail d'équipe ? En été 1998, les journaux appelaient cela  " l'esprit Jacquet " en référence à la coupe du monde de football, sélectionneur considéré comme ayant des qualités plutôt traditionnelles, paysannes, et autres qualificatifs qui sous la plume de la presse parisienne évoque plutôt l'ancienneté que la franche nouveauté...

10." mise à jour ", terme informatique. Notons encore une fois les métaphores révélant nettement la fascination pour le modèle informatique.

11.Il s'agit là du cœur de la problématique de ce mémoire : cette dialectique qui pose une alternative binaire digne du transistor est-elle véritablement fondée ?

12.On remarquera la contradiction interne du raisonnement qui pousse à la généralisation de règles pour cause de mondialisation, sous peine de "délocalisation " dans des endroits où existent des règles pourtant spécifiques (par définition non-mondiales), les " paradis ". En toute logique, il faudrait pousser les États à devenir ces " paradis ", c'est-à-dire pousser à la spécification et non à une standardisation mondiale. Mais cet argument va à l'encontre du modèle de Société de l'Information planétaire. Cette contradiction apparente est résolue en fait si l'on veut bien voir le " monde " comme étant ce " paradis " pourtant localisé ! Sur cette nécessité de localisation de la menace, c'est-à-dire l'incarner, voir le chapitre 3, et l'impuissance du Réseau sur le Territoire.

13.Cette mutation est sans conteste une mutation industrielle. Reste à déterminer dans quelle mesure celle-ci influera sur nos sociétés.

14.Les premiers indices semblent prouver le contraire. Les autoroutes de l'information reproduisent le schéma des autoroutes qui n'ont pas eu tendance a irrigué le territoire traversé, mais bien plutôt à concentrer les activités dans les villes par elles reliées.

15.L'indépendance revendiquée du cyberespace vis-à-vis du territoire et de ses lois, tout en soutenant la nécessité de règles, tend à montrer la volonté d'établir une différence de nature entre les deux et donc une organisation différenciée. Pour un parallèle instructif, voir chapitre 4 et la naissance de la souveraineté étatique.

16.On rappellera que les " exclus de l'écrit " sont déjà les " élus de l'écran "(télévisuel). Aucune étude n'a encore été faite sur les différences d'attitudes des utilisateurs d'internet. Participent-ils vraiment ou ne font-ils que regarder passivement zappant d'un site à l'autre ? Toujours est-il que pour les forums de discussion, il existe des modes techniques où l'accès en lecture seule est possible. De plus, les lecteurs non-participants sont communément appelés " lurkers " (cachés). Il n'est pas rare de voir des intervenants sur des forums, dire qu'ils écrivent pour la première fois mais qu'ils lisent le dit forum depuis un an ou plus ! Il semble donc que contrairement au projet de la Société de l'Information, la mise à disposition d'outils interactifs, ne signifie pas qu'il y aura automatiquement interactivité.

17.Sur la nécessité de reconstruire des hiérarchies du fait de la communication tout azimut et du bruit qui en résulte, voir chapitre 3.

18.Notons la digression plutôt signifiante avec l'apparition du terme citoyen, si galvaudé de nos jours. La Société de l'Information apparaît d'un coup comme un espace politique.

19.La modernisation administrative trouve dans la Société de l'Information une alliée de poids. Voir Conclusion du mémoire.

20.La supposée neutralité des techniques prend une part importante dans la description habituelle de la Société de l'Information. Or toutes les études de médiologie tendent à montrer le contraire. cf. Régis Debray, Cours de médiologie générale, NRF, Gallimard, Paris, 1991

21.La discussion d'un modèle synthétique donc forcément réducteur est bien sûr peu satisfaisant. Cependant, l'énorme littérature produite sur l'avènement de ce que tout le monde appelle peu ou prou la Société de l'Information, oblige à cette synthèse.

22.chapitre 7 in Pierre Lévy, L'intelligence collective, La Découverte, Paris, 1997