Le calendrier aidant, l'avènement d'une nouvelle société "post-moderne " est annoncé pour le troisième millénaire. Cette nouvelle société prendrait la place de la société industrielle qui a caractérisé l'Occident depuis le XIXe, comme celle-ci remplaça jadis la société agraire. De même que la société industrielle eut sa révolution fondatrice avec l'invention et la généralisation de l'emploi de la machine à vapeur, la société "post-moderne ", ou "société de l'information " ou "de communication " selon les auteurs, trouverait dans la formation des réseaux de télécommunications son objet technique fondateur.
Nombre de ces prédictions se fondent avant tout sur l'observation de la fin de la société industrielle. La montée du chômage, la place croissante du travail précaire, les difficultés financières subséquentes des systèmes sociaux et d'autres signes encore amènent à croire que la société dans laquelle nous vivons est en mutation profonde. La fin d'un modèle appelle nécessairement l'avènement d'un autre. Ainsi découvre-t-on que l'informatisation généralisée et la mise en réseau des ordinateurs est la promesse d'une autre société qu'il faut activement préparer sous peine de la subir. L'adaptation des institutions à cette nouvelle donne devient donc un enjeu central du fait du poids de celles-ci dans nos sociétés occidentales et particulièrement en France. Se démarquant avec difficulté de l'abondante littérature administrative sur l'urgence toujours renouvelée de moderniser l'administration, ce discours se caractérise par la volonté de redéfinir le rôle de l'État, non pas pour des raisons d'efficacité ou de productivité, mais pour des raisons d'adaptation dues à la mutation de la société. Cependant, quelles que soient les raisons invoquées, le changement nécessaire qu'est la modernisation des institutions en arrive toujours à la redéfinition du rôle de l'État.
Les plaidoyers pour la décentralisation, pour l'Europe ou pour une société civile plus forte trouvent dans l'avènement de la "société de l'information ", une légitimation théorique de leurs discours. Parallèlement, la prophétie de l'avènement de cette société voit dans les dysfonctionnements institutionnels les symptômes de la mutation en cours, les preuves matérielles étayant son discours. Le diagnostic s'affine alors en mettant en cause l'idéologie sociale sur laquelle repose les institutions, à savoir l'existence de la Nation, et son inadaptation à la société de l'information comme cause profonde des problèmes des institutions. Ainsi l'incapacité des institutions étatiques refléterait l'inadaptation du principe fondateur qu'est la Nation au monde d'aujourd'hui. Ce monde étant caractérisé par les moyens de communication planétaires et instantanés que sont les réseaux de télécommunications dont l'internet est la vitrine.
Bref, les dysfonctionnements des médiations techniques que sont les institutions étatiques révéleraient l'obsolescence de l'idéologie sociale qu'elles reproduisent : la Nation. L'État-Nation serait ainsi voué à disparaître, montrant ainsi qu'il était une forme d'organisation sociale propre aux sociétés industrielles caractéristiques du XIXe et XXe siècle. Le XXIe siècle verrait donc l'apparition de la société de l'information où se confronteraient différentes idéologies sociales promouvant un "vivre-ensemble " autre que la Nation : l'ethnie, la province, la religion, l'humanité... Ces différentes conceptions se trouveraient toutes plus ou moins compatibles avec des institutions exerçant leur pouvoir sur des territoires aux dimensions locales, régionale, continentale ou mondiale.
L'émergence des réseaux informatiques permettrait l'avènement de la société de l'information qui produirait à son tour des nouvelles formes de sociabilité et de nouvelles institutions. Les institutions actuelles n'auraient donc plus qu'une alternative, accompagner le processus de l'entrée dans la société de l'information et s'adapter en conséquence, ou essayer de contrecarrer une tendance sociale lourde sachant que cela ne pourra qu'entraîner un sous-développement économique et culturel. À côté des débats sur les meilleurs moyens d'entrer dans la société de l'information se sont développés des discours presque apocalyptiques, décrivant les réseaux de télécommunications comme un instrument de conquête, et la société de l'information comme le travestissement d'un impérialisme néolibéral américain.
La nécessité d'écrire ce mémoire s'est fait sentir à cause du constant décalage que nous avons perçu entre les analyses sociales des réseaux de télécommunications, et particulièrement d'internet, et celles entrevues par notre pratique personnelle du réseau. Il ne s'agit pas que d'une divergence de point de vue dans les conclusions tirées sur les changements sociaux que peut amener l'internet, mais surtout du constat que l'internet n'était pas analysé correctement. La littérature sur le cyberespace, l'internet, la société de l'information, etc. étant particulièrement abondante, nombre de publications ne nous sont pas connues, et ce manque d'exhaustivité pourrait peut-être être la cause de notre déception. Cependant, la redondance certaine des analyses nous a laissé croire que celles-ci étaient largement partagées. De plus, nous avons malgré tout trouvé les analyses d'internet que nous considérons comme pertinentes, mais les conséquences sociales alors décrites ne nous ont pas convaincus. L'ambition de ce mémoire et donc d'ordonner dans un développement cohérent une analyse des réseaux de télécommunications et de l'internet et de montrer que ce dernier n'est pas en-soi une menace pour l'Etat-Nation.
Les conséquences tirées s'étendront surtout sur le réseau plutôt que sur l'État-Nation. Plus que l'étude de l'impact de l'internet sur l'État-Nation, il s'agit d'utiliser le concept d'État-Nation et sa réalité française, quasi unanimement considérée comme l'antithèse de la société de l'information, pour souligner les faiblesses de la prétendue incompatibilité entre celui-ci et la société de l'information, et rappeler quelques vérités largement occultées du monde réticulaire.
Nous rappellerons donc en premier lieu ce qu'est le modèle de la Société de l'Information. Ensuite, nous soulignerons que la Société de l'information, telle qu'elle est généralement décrite, n'est pas une conséquence de l'apparition d'objets techniques, tel l'internet, paradigme des réseaux de télécommunications, mais est avant tout une idéologie.
Ceci dit, nous approcherons les hiérarchies techniques de l'internet qui sont la vivante contradiction au discours de sa prétendue forme acéphale. Nous regarderons de plus près l'État-Nation, en regardant l'ascension de celui-ci à la place qui est la sienne pour essayer de déterminer en quoi la Société de l'Information peut être une menace pour lui.
Enfin, nous esquisserons quelques conséquences sociologiques en nous gardant de verser dans l'utopisme.