La suite logique du Réseau.




Essayons d'éclairer quelques aspects anthropologiques du Réseau et quelques orientations que celui-ci peut avoir.


L'identité encore possible sur le Réseau ?

Le héros du Souterrain de Dostoïevski tel que l'a analysé R. Girard 1, est l'aboutissement d'un mouvement perceptible dans la littérature mais qui reflète cependant la société contemporaine. Dans le schéma girardien du mimétisme, la relation d'identification au médiateur est reportée sur un objet désigné par le médiateur. Plus la distance entre le médiateur et le sujet est grande, moins l'attachement de celui-ci à l'objet sera élevé. A cela s'ajoute l'instabilité, plus celle-ci est grande, c'est-à-dire plus les médiateurs changent, et plus le désir d'identification est bref, mais plus il est intense. Le héros de Dostoïveski serait dans cette optique, au maximum dans ses relations. La proximité du médiateur est telle qu'il n'y a plus d'objet désigné, le désir d'identification est total, et la succession des médiateurs exerce sur le héros une tyrannie implacable.

Ce schéma structurant l'identité nous intéresse car il va nous permettre de nous essayer à une prospective anthropologique du Réseau.

Si l'on peut partir de l'état actuel de la société, on ne saurait que trop identifier cette succession de médiateurs plutôt omniprésents à la télévision. Cette dernière façonne les goûts en jouant de l'argument du mimétisme pour vendre des objets. Cependant, la télévision ne saura jamais être aussi proche des sujets qu'il est nécessaire pour se passer d'objets sur lesquels reporter le désir d'identification. En effet, la vente de ces objets est le gagne-pain des annonceurs publicitaires, et donc in fine celui de la télévision.

La convergence de l'informatique, des télécommunications, et de l'audiovisuel, va peut-être fondre la télévision dans le Réseau, mais quel que soit son avenir, on veillera à conserver la manne financière de la publicité. Pour cela, la distance du médiateur sera toujours suffisante pour que l'objet à acquérir soit indispensable.

On a vu l'orientation mercantile du Réseau voulu par le gouvernement américain. Il y a donc fort à parier que celui-ci saura résister à tout envahissement intempestif de l'individualité pouvant nuire à sa nouvelle raison d'être. De plus l'immensité du Réseau lui enlève une des grandes forces de la télévision, le sentiment de communion associé au direct. Même si techniquement cela sera très prochainement possible via l'internet, inaugurant l'ère du Réseau, fusion des genres numériques, les innombrables adresses et possibilités du Réseau, en personnalisant sa pratique, lui retireront la fascination de communion que peut exercer la télévision. Car l'interactivité et le sur mesure universel ont pour conséquence de rationaliser la pratique en la finalisant à outrance.
L'abondance du Réseau oblige à chercher, or la démarche de chercher nécessite une motivation suffisamment bien formulée. On ne subit pas le Réseau, celui-ci à la sécheresse du numérique et la logique butée de l'informatique. Le manque de chaleur dans les relations via l'internet a déjà montré ses effets dans une étude américaine 2 qui démontre (ô surprise !) que les relations virtuelles à longue distance n'apportent pas le même bonheur ni la même chaleur humaine que les rencontres réelles.

Ceci est à comparer avec certaines utopies comme celle de Pierre Lévy 3 qui espère un renouveau du lien social par le savoir. Mais l'abstraction du savoir ne peut se substituer à l'identité territoriale. Car c'est en fin de compte ce phénomène qu'il faut rappeler face aux prospectives futuristes de la Société de l'Information : l'identité est en grande partie formée par le territoire.
L'identité échappe par nature à l'emprise du Réseau :
Pour l'école de Chicago 4, c'est dans la pratique quotidienne et dans l'appréhension de son environnement que se révèle la socialisation d'un individu. La socialisation d'un individu fait indéniablement partie de l'identité. Dans cette optique l'identité ne peut s'affranchir du Territoire, car elle a besoin de contacts physiques pour appréhender son environnement et se l'approprier. Un territoire restreint, car c'est le territoire " pratiqué " qui est approprié, selon un processus d'apprivoisement qui doit durer pour être efficace.

Le mouvement ininterrompu du Réseau occulte toute une dimension de l'homme :
" l'homme en relation, pas seulement en relation interindividuelles mais également ce qui me lie à un territoire, à une cité, à un environnement naturel que je partage avec d'autres. C'est cela les petites histoires au jour le jour : du temps qui se cristallise en espace. " 5

L'épanouissement individuel par le Réseau est un argument souvent repris dans les modèles de Société de l'Information, spécialement dans celui des utopistes du net chez qui l'héritage de la morale saint-simonienne est très présent : l'épanouissement de l'homme se trouve dans son ouverture et la multiplication de ses relations. Paradoxalement, c'est une conception très individualiste car la relation à autrui étant la " valeur ajoutée ", il faut au départ une identité séparée et enclose sur elle-même. Il faut voir dans la persona, la partie du Moi en contact avec l'extérieur, le moteur de l'identité, c'est-à-dire le principe d'individuation.
La naissance de l'identité reste bien sûr un problème toujours épineux, mais en opposition à cette vision de l'individuation par la multiplication des relations, nous opposons la conception de Carl Gustav Jung pour qui l'individuation passe avant tout par l'affirmation de son identité dans son rapport au monde.
" C'est en se différenciant de sa fonction sociale et de ses différents rôles, c'est-à-dire quand le moi se désidentifie de la persona, que le devenir psychique de l'individu peut se tourner vers son accomplissement. Il ne s'agit pas de " faire disparaître le masque " puisque c'est lui qui rend la communication avec le monde et l'adaptation sociale tout en préservant l'être profond, mais de distinguer la réalité du moi de ce qu'il laisse entrevoir. " 6
Or voir dans le Réseau le moyen par excellence d'épanouissement de l'individu, c'est confondre le moi et la persona. L'enquête déjà citée, pourtant commandée par des industriels du multimédia, montre que la pratique assidue de l'internet, véritable matrice du Réseau, aggrave le sentiment de solitude et les états dépressifs. Ce serait plutôt un indicateur inscrivant en faux la conception optimiste du Réseau épanouissant...


Le vertige.

" Les sujets n'apparaissent plus comme des figurines solides posées sur des territoires bien découpés, mais comme des distributions nomades courant sur un espace des flux. " 7
Même si Pierre Lévy fait bien attention de ne pas limiter l'individu à son existence dans ce qu'il appelle l'espace du savoir, cette citation est assez révélatrice de la fascination contemporaine du mouvement. Est-ce une filiation de l'idée de Progrès et d'avancement ? Toujours est-il que le flux, le mouvement, le chaos, le fractal, l'aléatoire, le quanta imprègnent irrésistiblement tous les modèles descriptifs de la Société de l'Information.
Ainsi, la métamorphose continue et l'accélération du temps et de l'espace, l'indétermination constante obligeraient les hommes à s'adapter à un environnement qu'on oublie souvent, il a lui-même créé. La Société de l'Information lui ouvre cette possibilité mais, à notre avis, son modèle oublie que l'homme ne supportera pas en permanence un tel environnement sous peine de vertige, et d'une perte d'identité. C'est ce qui nous pousse à croire que le Réseau, bien qu'il annonce quelques changements, ne sera pas capable de façonner la plus grosse partie de la socialisation des individus. Le Réseau, tel qu'il se veut (et non comme on a vu, tel qu'il est), est acéphale, sans point fixe, c'est-à-dire sans repère, et c'est ce qui le rend insignifiant. Même en faisant abstraction du côté technique et en ne gardant que le contenu informatif de celui-ci, les utilisateurs ne peuvent que réintroduire des hiérarchies, des repères signifiants. C'est le principe même de la connaissance.

" En revenant à nos géométries fractales, réductrices de la complexité géométrique, je voudrais énoncer comment, en tant que physicien, c'est-à-dire à l'affût des réducteurs de complexité, une partie de l'intérêt qui m'a guidé vers la géométrie fractale provient de l'idée intuitive que nombre de propriétés des systèmes aléatoires résultent de leurs géométries. Ces géométries sont souvent fractales donc hiérarchiques. S'il est vrai que ce qui domine les propriétés de ces objets, c'est leur caractère hiérarchique, alors on peut presque oublier leur aspect aléatoire. " 8

Ce qui est important dans cet extrait de Bernard Sapoval, directeur de recherche au CNRS, physicien des solides et se consacrant à la physique des systèmes irréguliers, c'est la sentence : fractales donc hiérarchiques. Et il est également rappelé que les fractales sont un système aléatoire, et que malgré ce caractère, la hiérarchie domine.

Il n'est pas dans nos capacités ni même dans nos intentions de mathématiser la réalité, mais avec cette citation, de prouver que la hiérarchie n'est pas l'antinomie de l'aléatoire. Or s'il y a bien quelque chose de mouvant, d'indéterminé, c'est l'aléatoire... Quelles que soient les règles de fonctionnement du Réseau, au pire s'il n'en a pas et fonctionne de manière aléatoire, il n'en demeure pas moins que l'antinomie avec la hiérarchie n'est toujours pas valable.

Le Réseau n'est pas l'ennemi de l'État. Cependant, il peut remettre en cause certaines hiérarchies. Il est donc important pour l'État de comprendre qu'il ne peut plus s'appuyer sur celles-ci pour asseoir son pouvoir. Reste à savoir si la volonté de ses membres est celle-là.

Une hiérarchie qui risque d'être mis à mal par l'internet est l'Université. La publication étant un instrument de sélection et de promotion parmi la faculté, son fonctionnement risque de pâtir de la possibilité par n'importe qui de publier électroniquement ses travaux 9. La sélection des travaux par le filtre de l'édition risque de ne plus pouvoir durer. Alors que les bibliothèques numérisent et veulent mettre leur contenu en ligne, comment pourrait-on justifier de la non prise en compte des publications en ligne ? Or n'importe qui peut se permettre de publier sur l'internet ! Nul doute que la réorganisation hiérarchique de l'enseignement du savoir devra se réorganiser.

Nous voudrions enfin rappeler que le discours de la Société de l'Information est tenu en premier lieu par les fonctionnaires et les politiques notamment dans les livres verts de l'Union Européenne http://www.ispo.cec.be/convergencegp/. L'impatience de rentrer dans la Société de l'Information semble être proportionnelle au chemin qui reste encore à faire pour y entrer. Il faut donc rappeler une fois encore que toutes les étapes nécessaires à la naissance de la Société de l'Information ont été soutenues, encouragées parfois prises en charge (qu'on se rappelle la gestion de l'internet par la NSF) par des institutions étatiques. Il paraît donc peu probable que le Réseau soit destructeur de l'ordre étatique.

Cependant, l'histoire nous rappelle que c'est un archevêque qui fît monter Hugues Capet sur le trône pensant le mettre au service de l'Église. Plus tard, Guillaume Blanche-Mains, oncle de Philippe Auguste, et archevêque de Reims obéit toujours à celui-ci, même dans ses conflits contre le pape. Philippe le Bel trouva des alliés parmi le clergé français dans sa lutte contre le Pape... Le résultat peut donc grandement différer des objectifs initiaux.

On ne voudra donc présumer de rien, si ce n'est noter que la Société de l'Information ressemble furieusement à une légitimation de l'existence du pouvoir économique, vis-à-vis du pouvoir politique. Légitimation d'autant plus subtile que la polysémie du terme permet à nombre d'idéaux d'y voir enfin la réalisation concrète de leurs espérances. Néanmoins, malgré le poids idéologique des utopistes du Réseau, la réalité du pouvoir du Réseau est entre les mains de sociétés commerciales.




Notes du chapitre 5.


1. René Girard, Mensonges romantiques et vérités romanesques, in Daniel Bougnoux, Sciences de l'information et de la communication, Textes essentiels, Larousse, 1993

2. Voir Le Monde, 2 septembre 1998, La solitude du cyberespace déprime les internautes.

3. Pierre Lévy, L'intelligence collective, la Découverte, 1997

4. voir L'École de Chicago, Naissance d'une écologie urbaine, Aubier, 1984

5. Michel Maffesoli, Le temps des tribus, Le livre de Poche essais n°4142, 1988 p. 184

6. Elizabeth Leblanc, La psychanalyse jungienne, essentialis, Morisset, 1995 p. 31-32

7. Pierre Lévy, ibid., p.156

8. Bernard Sapoval, Universalités et fractales, Flammarion, 1997. p. 123

9. Et ce d'autant plus sûrement qu'avec l'invention de l'encre électronique, le livre papier pourrait devenir un terminal électronique à part entière. Voir Science & Vie n°970, juillet 1998 p. 166