L'idéologie derrière l'objet.




La société de l'information, modèle d'organisation sociale structuré par des réseaux de communication, est comme on l'a vu précédemment, souvent présentée avec pour origine la cybernétique du mathématicien Norbert Wiener 1. Philippe Breton 2 désigne la position de Wiener comme une " proposition épistémologique forte ". En effet, le réel peut être interprété en termes de communication et d'information, selon un modèle cybernétique. Ce modèle est donc utilisé pour la description et la compréhension, entre autres, du monde social.

De plus l'intelligence est définie comme la capacité d'un agent à communiquer et à traiter des informations complexes avec son environnement. Ainsi, appliqué à la réalité sociale, le développement de la communication d'informations entre agents permettrait un meilleur fonctionnement social. En effet Wiener considère que les dysfonctionnements sociaux sont dus à l'opacité, à la rétention et au blocage des informations dans le corps social, et donc au traitement faussé de celles-ci qui en découle. Bien que l'audience de Wiener fut relativement limitée, le modèle cybernétique connaîtra un succès grandissant à mesure que les systèmes et machines communicantes se répandront dans les sociétés occidentales à partir de la fin de la deuxième guerre mondiale.


Les bouleversements techniques (radio, cinéma, télévision, etc.) avaient bien été l'objet de nombreuses analyses et de réflexions sur leurs effets culturels, notamment à la suite des travaux de l'École de Francfort. Mais la cybernétique a l'avantage de pouvoir fédérer les analyses et la compréhension des effets des médias dans un même modèle. La généalogie de la société de l'information serait donc la suivante. Les effets des différents médias lors de leur apparition ou de leur généralisation ont été analysés séparément. Cependant, la compréhension de leurs influences culturelles cumulées n'aurait pu advenir qu'à l'avènement d'un modèle fédérateur, la cybernétique, considéré comme un " méta-savoir ". Le modèle cybernétique permet donc l'analyse globale de la société et de l'influence des techniques de communication sur celle-ci.

L'apparition de ces techniques a ainsi fait naître une grille d'analyse adaptée. Les objets techniques précéderaient donc le modèle cybernétique qui ne fait que rendre compte de l'influence des "machines communicantes " sur les sociétés.

La validité du modèle d'analyse ne doit cependant pas faire présumer de la validité de la prédiction sociale de Wiener qui consiste à dire que les problèmes sociaux viennent de l'opacité, de la rétention et du blocage des informations dans la société. Bref, on ne peut déduire du seul modèle cybernétique, aussi valable qu'il puisse être, qu'une plus grande circulation des informations est en soi meilleure pour le corps social et donc un progrès.

Il n'est absolument pas question ici de remettre en cause la validité et l'intérêt du modèle d'analyse cybernétique, mais plutôt de dissocier celui-ci de la promesse sociale formulée par Wiener et qui peut apparaître comme directement issu de son analyse alors qu'elle n'est qu'une interprétation de celle-ci, une position idéologique. Ainsi, la fluidification des informations dans la société est présentée comme un processus immanent aux techniques de communications et dont le modèle cybernétique ne ferait que rendre compte. Or cette présentation oublie la généalogie de la notion de réseau qui est au cœur du modèle cybernétique.

L'origine de cette idéologie qui veut que la multiplication des rapports humains techniquement médiés soit un progrès social, car participant au processus de transparence de la société (dans l'optique wienerienne, développer l'intelligence des agents, c'est-à-dire permettre un meilleur traitement des informations), nous fait remonter jusqu'à Saint-Simon.

Dans son incontournable critique du fonctionnement symbolique des télécommunications, Pierre Musso 3 fait la généalogie du concept moderne de réseau depuis son invention par Saint-Simon.
Ainsi chez Saint-Simon, le réseau est un concept avec lequel est pensé le changement social. Il y a une volonté revendiquée d'un changement de société. Le concept de réseau permet de déceler l'endroit le plus propice où faire porter l'action politique dans un système social pour obtenir la plus grande efficacité de changement. L'invention même du concept de réseau par Saint-Simon a précisément pour but la transformation sociale au profit des industriels ; faire ce que la Révolution française n'a pas achevé de faire.

Dans un deuxième temps, les saint-simoniens vont dégrader le concept en objet. Ainsi les réseaux de communications considérés par Saint-Simon comme un moyen de transformation sociale et politique permettant la valorisation du territoire, devient chez ses héritiers le but premier ayant pour effet le changement social et politique. De moyen, les réseaux techniques sont devenus une fin. Pour les héritiers de Saint-Simon, les réseaux de communications sont intrinsèquement producteurs de rapports sociaux et font donc nécessairement évoluer la société vers l'utopie saint-simonienne, l'Association Universelle.

Enfin dans un troisième temps, les ingénieurs des télécommunications, dont les administrations de tutelle furent en leur temps dirigées par des saint-simoniens, reprennent l'idée que les réseaux de communications sont producteurs de changement social mais en ne considérant plus le même effet politique et social. En effet, le réseau n'est plus considéré que comme signe et marchandise, et l'effet produit en est donc directement déduit de la " nature " du réseau et produit donc une société dite " de communication " ou d'information, avec des particularités sur lesquelles nous reviendrons. Dans ce contexte, les changements ou révolutions ne peuvent venir que du changement technique des réseaux. L'entrée dans la société de l'information ne serait donc due qu'au passage des communications aux télé-communications.
C'est ainsi qu'on déduit que le progrès technique des communications est la cause première du changement social, et la société ainsi créée directement liée à la nature du réseau.

Pierre Musso remarque aussi que la cybernétique reprend une notion clef de Saint-Simon, la capacité. La capacité est à la fois considérée comme contenance et aptitude. Les ingénieurs des Bell labs, où est née la cybernétique, notamment Claude Shannon et Warren Weaver, ont recréé cette représentation sous forme mathématique 4. " Il s'agit en quelque sorte d'une théorisation de leur imaginaire et de leur pratique du réseau téléphonique, espèce de " philosophie spontanée "(Louis Althusser) " écrit Pierre Musso 5.
Ainsi peut-on dire que la cybernétique rejoint la théorie saint-simonienne dans sa caractérisation des réseaux, et ce avec d'autant plus de force qu'elle se fonde sur une théorie mathématique et le poids de la vérité scientifique qui s'y associe.

L'objet réseau, objet qui peut recouvrir toutes les voies de communications et de télécommunications, se trouve ainsi chargé d'une signification symbolique cachée. On pourrait dire qu'il s'agit là d'un objet "performatif ", dans le sens où la seule reconnaissance de son existence suffit à imposer des valeurs symboliques dont l'histoire l'a chargé.
De même que l'acceptation de l'énoncé performatif " la séance est ouverte ", implique la reconnaissance de l'autorité de celui qui l'énonce, la reconnaissance de l'objet réseau semble obliger à la reconnaissance implicite de la promesse sociale dont il est chargé.

Quelles sont donc les promesses sociales dont est chargé l'objet réseau ? Puisque cette notion fut forgée par Saint-Simon, il faut encore une fois regarder l'utopie saint-simonienne.
La finalité de la transformation sociale chez Saint-Simon a pour but l'avènement d'un temps où "toute l'espèce humaine n'aurait plus qu'une religion, qu'une même organisation " 6. Pour Saint-Simon il y a donc une finalité morale aussi bien que sociale. L'organisation sociale unique est la société industrielle voulue par Saint-Simon.

Saint-Simon voit le pouvoir politique comme parasite lorsqu'il s'occupe de la gestion du budget et considère qu'il doit être confiné à un rôle de surveillant. Seul le pouvoir administratif doit s'occuper de la gestion du budget et par suite, le pouvoir administratif doit être occupé par les meilleurs administrateurs qui soient : les industriels. Le système saint-simonien peut être défini comme un technocratisme où le pouvoir politique est soumis au pouvoir des gens compétents, les détenteurs du savoir. Le passage " du gouvernement des hommes " à " l'administration des choses ". On comprend ainsi sans peine l'origine des couples dialectiques État / Marché et État / Société civile que l'on retrouve dans le saint-simonisme "dégénéré " des discours sur la Société de l'Information des industriels et des ingénieurs d'aujourd'hui, ce qu'a relevé Pierre Musso dans son travail sur la mythologie des télécommunications.


Par ailleurs la théorie saint-simonienne comprend un côté moral, religieux au sens premier du terme. Qualifié de nouveau christianisme, c'est une religion de la communication et de ses réseaux. Tous les hommes doivent se conduire en frères, et de ce principe se déduit l'organisation sociale déjà citée, dans la perspective de l'accroissement du bien-être de la classe la plus pauvre. Ainsi les travaux d'intérêt général de communication assure du travail aux plus pauvres et sont considérés comme le "culte " car ils œuvrent vers une plus grande communication entre personnes et donc vers une communion entre frères.
La communion est le principe moral unique, et tout ce qui concourt à celle-ci est donc un bienfait.
Plus surprenant, la religion saint-simonienne, la communion par les réseaux de télécommunications promesse d'un comportement fraternel, se retrouve réinvestie dans un autre discours sur la société de l'information, par ceux que nous appellerons les utopistes de la société de l'information, et qui voit dans l'internet, l'outil par excellence de la paix dans le monde et de l'entente entre les peuples.


Nous avons donc vu comment la seule reconnaissance de l'objet réseau, et a fortiori les réseaux de télécommunications, s'est chargée d'un contenu symbolique donnant au réseau un caractère " performatif ". Reconnaître le réseau revient donc à accepter les systèmes de valeurs qui sont associés à l'objet.
Si toutes ces valeurs trouvent leur origine dans la philosophie de Saint-Simon, elles n'en sont qu'une partie qui s'est généralement intégré dans un autre système de valeurs. Ainsi l'organisation sociale saint-simonienne a créé les couples dialectiques État / Marché que l'on retrouve dans les discours teintés d'idéologie libérale, et État / Société civile dans un discours plus technocratique.
Dans ces deux discours, l'État est posé comme antinomie des réseaux, et donc de la société de l'information. Et cette antinomie est prétendue naturelle, c'est-à-dire propre à la nature de l'objet réseau. Il est donc important de souligner que cette opposition État / Société de l'information ne relève pas de la structure des organisations, mais de l'opposition des idéologies qu'elles véhiculent.

On s'en convaincra d'autant plus vite que le troisième discours issu de la philosophie de Saint-Simon, celui des utopistes qui ont surtout retenu la morale saint-simonienne, ne voit pas dans l'État un obstacle à la société de l'information. Selon leurs critères, celle-ci consiste en une fraternité humaine et mondiale, une communion fraternelle possible uniquement par les réseaux de télécommunications, et que les gouvernements se doivent de favoriser face à l'offensive mercantile pour le contrôle du cyberespace. Ce discours utopiste se trouve particulièrement repris par la gauche américaine qui y voit là une occasion supplémentaire de réclamer le réengagement de l'État fédéral dans la société américaine.

Ce détour par l'évolution historique du concept de réseau et les significations symboliques qu'il charrie fut nécessaire pour arriver à ce simple constat : l'État n'est pas l'antinomie des réseaux du fait de sa structure pyramidale, c'est-à-dire de leur nature respective, mais bien plus du fait de l'opposition de leurs idéologies constitutives.

Alors que l'avènement de la société de l'information est le plus souvent présenté comme une évolution due au progrès technique, c'est-à-dire inéluctable, cet éclairage historique permet de modérer cette affirmation en rappelant que la société de l'information n'est pas issue des caractéristiques physiques des réseaux, mais bien plus des idéologies que véhiculent encore aujourd'hui la notion de réseau.




Notes du chapitre 2.


1. Dans un article qu'il cosigne en 1942 et devenu célèbre:  Behavior, Purpose and Teleology.

2. Philippe Breton, L'utopie de la communication, La découverte, 1992

3. Pierre Musso, Télécommunications et philosophie des réseaux, La politique éclatée, PUF, 1997

4. Théorie mathématique de l'information, de Shannon et Weaver, in Sciences de l'information et de la communication, Textes essentiels par Daniel Bougnoux, Larousse, 1993

5. Pierre Musso, op.cit., p.237

6. Saint-Simon, Le Nouveau Christianisme, Œuvres, t.III, p.114